Décédé en avril 2014 |
En juillet 1994, notre jeune journaliste Olivier Royant, aujourd'hui directeur de la rédaction de Paris Match, s'était entretenu avec Gabriel Garcia Marquez dans sa maison de Carthagène, en Colombie. Voici l'intégralité de cet entretien, en guise d'hommage à la mémoire du grand écrivain, décédé jeudi à l'âge de 87 ans. Il venait de terminer son roman : « De l'amour et des autres démons ».
Paris Match. Que ressentez-vous quand, comme aujourd'hui, vous venez d'achever un livre ?
Gabriel Garcia Marquez. En général, une grande satisfaction. Mais pour ce "nouveau" roman -je ne dis jamais le "dernier" -, je ne sais pas pourquoi j'ai eu une trouille terrible, comme un acteur de théâtre. Je n'avais pas le courage de montrer le manuscrit à mes amis. La réponse du public m'a rassuré.
La véritable adoration d'une partie du public rend-elle votre tâche d'écrivain plus difficile ?
Le phénomène a commencé avec "Cent ans de solitude". C'était un poids très lourd. Tout le monde attendait une deuxième partie, qui n'est pas venue.
Vous connaissez le monde entier, mais, à 66 ans, quand il s'est agi de construire votre première vraie maison, c'est Carthagène et la côte caraïbe de vos grands-parents que vous avez choisis?
Le climat y est parfait. C'est très écologique! Et je n'aime pas le froid. J'ai mis trente ans pour trouver l'emplacement de "la" maison idéale. Je la voulais dans l'enceinte de la vieille ville avec vue sur la mer. Je ne voulais rien avoir à conserver.
Vous allez désormais dormir au milieu de vos personnages?
La maison est construite sur l'ancien cimetière du couvent de Santa Clara, où se déroule toute l'intrigue de mon nouveau roman "De l'amour et des autres démons". J'ai grandi ici et, quand j'écris sur Carthagène, c'est comme si je grattais ma mémoire et mes souvenirs d'enfance pour voir ce que je peux trouver.
"LE JOURNALISME EST UN GENRE LITTÉRAIRE À PART ENTIÈRE"
C'est à Carthagène que vous avez débuté comme journaliste?
Oui, à 20 ans, en arrivant de Bogota, je me suis présenté au journal local, "El Universal". J'ai dit que j'avais déjà écrit quelques contes et que je voulais être journaliste. Un rédacteur en chef m'a fait asseoir derrière une machine pour rédiger une dépêche. Il a lu la première ligne. Il a tout barré. Et m'a fait recommencer. Il a encore presque tout corrigé, mais il l'a tout de même publiée. Au fil des jours, il barrait de moins en moins, jusqu'au jour où il ne barrait plus du tout. C'est ainsi que je suis devenu journaliste.
Pour vous, c'est toujours "le plus beau métier du monde"?
Je travaille en ce moment sur un livre qui portera ce titre. Les journalistes refusent de l'accepter, mais le journalisme est un genre littéraire à part entière, comme le théâtre, le roman ou la poésie.
L'écrivain vedette part-il parfois en reportage avec son crayon et son carnet à la main ?
Récemment, j’ai voulu réaliser un projet qui me tenait à cœur depuis longtemps. Me rendre incognito dans un petit village dans lequel du pain empoisonné avait intoxiqué toute la population, pour écrire l'histoire de ces gens. Mais j'ai vite réalisé qu'au troisième jour toute la presse colombienne serait là et que ce serait moi le sujet du reportage !
Vos amis disent souvent que, pour vous, "écrire c'est comme respirer", un besoin vital.
C'est vrai, c'est la chose que je préfère au monde. Rien ne peut m'empêcher d'écrire. L'écriture occupe toutes mes pensées.
Combien de temps pouvez-vous passer sans écrire ?
Jamais plus d'un jour ! Je ne fais pas de pause entre deux livres. Dès que j'ai terminé, il faut que je m'y remette tout de suite, parce que j'ai les mains chaudes à ce moment-là. Si je les laisse refroidir, cela ne va pas du tout. Il me faut recommencer à apprendre à écrire.
Vous êtes un écrivain matinal ?
Oui, je me lève tous les matins à 5 heures et je lis pendant deux heures. Je le fais à ce moment-là, parce que, pendant le reste de la journée, je n'aurai plus le temps. Généralement, je corrige ce que j'ai écrit la veille. Je ne me relis jamais le soir même, car sinon je ne dors pas tranquille. Je continue à penser pendant mon sommeil.
Et après ces deux heures de lecture matinale?
Je fais une heure de tennis. Et, ensuite, je prends un petit déjeuner. Je commence à travailler à partir de 9 heures jusqu'à 2 heures de l'après-midi. J'ai conservé les horaires espagnols et mexicains. Je déjeune à 15 heures et, pour moi, la journée est terminée. Je ferme la boutique !
Vous oubliez de mentionner l'importance de la douche dans votre création artistique...
Ah oui, la douche ! [Rires !] C'est sous l'eau que me viennent mes idées le matin, l'endroit où je trouve l'inspiration. Pourtant, récemment, quand le "Washington Post" m'a demandé quelle était la durée maximale de mes douches, j'ai répondu "dix minutes", et le journaliste américain a paru déçu.
A 66 ans, vous n'avez jamais été aussi prolifique : un roman tous les trois ans, des Mémoires et des essais en préparation. Pourquoi ce jaillissement?
Parce que j'écris avec un ordinateur. Avant, il me fallait sept ans pour un livre. Je perdais un temps fou avec ma machine à écrire. Aujourd'hui, trois ans me suffisent.
"MÊME SI JE VIVAIS CENT ANS DE PLUS, CELA NE SERAIT PAS SUFFISANT"
L'âge n'est pour rien là-dedans?
Je ne sais pas. De toute façon, même si je vivais cent ans de plus, cela ne serait pas suffisant pour écrire tout ce que j'ai à écrire. C'est ce qui me fait le plus mal.
L'amour est le thème central de votre œuvre. Quelle place a-t-il dans votre vie?
C'est la chose la plus importante du monde, la chose la plus importante de la vie. Je l'ai souvent répété : l’amour est ma seule idéologie.
Comment envisagez-vous la vieillesse ?
C'est curieux, quand je lis mes livres précédents et qu'il est question d'un "vieux", très souvent il est plus jeune que moi aujourd'hui. Alors, maintenant, j'augmente l'âge des "vieux" dans mes romans.
Il y a deux ans, comment avez-vous réagi quand les médecins vous ont annoncé qu'ils avaient détecté chez vous une tumeur cancéreuse ?
J'avais toujours pensé qu'en pareil cas j'aurais très peur et qu'il faudrait réserver la nouvelle à ma famille afin que je puisse continuer à vivre en toute innocence. Quand les médecins ont découvert cette petite lentille sur mon poumon et qu'ils m'ont assuré que cette chose n'allait pas grandir, j'ai voulu, au contraire, aussitôt tout savoir. J'ai pris la décision de subir l'opération, cela m'a beaucoup tranquillisé. Je maîtrisais ma vie.
Vous avez arrêté de travailler?
Très peu de temps. Je venais de remettre mon manuscrit des "Douze contes vagabonds" à mon éditeur. Quinze jours après ma sortie de l'hôpital j’ai recommencé à écrire.
La maladie a-t-elle eu une influence sur votre vie et votre inspiration ?
Je suis plus pressé qu'avant. J'avais l'habitude de dire : "Je pourrai faire cela dans vingt ou trente ans." Je sais aujourd'hui que, même si je vivais cent ans de plus, je n'aurais pas le temps de faire tout ce que je veux faire. Mais j'essaie de me débarrasser de ce sentiment. Car, dans toute expression créative, la précipitation est vite perceptible.
Sur le court de tennis, devant votre ordinateur ou face à vos étudiants, vous débordez d'énergie.
J'ai découvert récemment le travail d'équipe. En ce qui concerne mes projets cinématographiques, l'école de journalisme que j ' ai créée à Carthagène, l'école de cinéma où j'enseigne à Cuba, ainsi que le groupe de réflexion de douze personnes dont je fais partie, et qui a été chargé par le président de Colombie d'étudier une réforme du système éducatif, je suis parvenu à m'organiser sans avoir pour autant à rogner sur le temps précieux que je consacre à mes amis. C'est un signe de maturité.
On m'a dit aussi que vous étiez un père de famille comblé?
C'est exact. J'entretiens d'excellentes relations avec mes deux fils. Ils sont ce qu'ils ont voulu être, et ce que je voulais qu'ils soient.
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