par Serge Halimi, samedi 9 août 2014
Si, en quittant la présidence au terme de son second mandat, Richard Nixon avait voulu réécouter toutes les conversations qu’il avait décidé d’enregistrer pendant ses années à la Maison Blanche, l’exercice lui aurait pris 9 000 heures. Mais, on le sait, Nixon n’acheva pas le mandat auquel il fut réélu triomphalement en novembre 1972, remportant alors quarante-neuf Etats sur cinquante contre le démocrate George Mc Govern, puisque, le 9 août 1974, il dut démissionner. Motifs : sa paranoïa, les écoutes téléphoniques, le scandale du Watergate.
A l’époque, Ronald Reagan plaisanta : « Les démocrates devraient être heureux que quelqu’un ait encore envie de les écouter. » Quarante ans plus tard, le scandale conserve un petit cachet nostalgique, mais les battements de cymbales qu’on entendit alors ont acquis une sonorité plus grinçante.. Après le Watergate, rien ne serait plus comme avant, avait-on promis. Ce serait la victoire définitive de la démocratie américaine, le triomphe du contre-pouvoir de la presse, la fin des mensonges officiels, de la présidence impériale, enfin le retour de l’innocence... Or que reste-t-il du Watergate ?
Au plan politique, le raz-de-marée parlementaire des démocrates en novembre 1974 donne à ce parti l’illusion d’un second souffle, irrésistible. Il lui épargne donc de s’interroger sur la rupture du lien le rattachant à un électorat populaire, ouvrier même. Au contraire, le changement de sa sociologie s’accélère : plus bourgeoise, plus cultivée, plus sensible aux questions de société. La réélection de Nixon avait démontré qu’une « majorité silencieuse » ne se retrouvait pas dans de telles orientations. Entre 1973 et 1976, le scandale du Watergate masque ce glissement politique conservateur. Et il permet, en novembre 1976, la victoire, à contre-courant et d’extrême justesse, de Jimmy Carter sur son adversaire républicain Gerald Ford.
Mais le nouveau président démocrate se montre déjà plus soucieux de moralité individuelle (« Je ne vous mentirai jamais ») que d’égalisation des conditions sociales. Et, rompant avec la tradition du New Deal, il a fait son deuil de l’activisme de la puissance publique : « L’Etat ne peut pas définir notre vision. Il ne peut éliminer la pauvreté ou assurer l’abondance ou réduire l’inflation. Il ne peut pas sauver nos villes, lutter contre l’analphabétisme ou nous procurer de l’énergie. (1) » Carter fut ainsi plus néolibéral que Nixon qui, par exemple, s’était proclamé « keynésien » et, bien qu’absolument hermétique à toute préoccupation écologiste, créa le ministère de l’environnement.
Au plan diplomatique, le scandale du Watergate accélère une période d’effacement américain, pour ne pas dire de déroute. En Indochine d’abord, que les Etats-Unis abandonnent au printemps 1975, mais aussi en Afrique où se manifeste l’expansion de l’influence soviéto-cubaine, sans même parler de l’abandon de la souveraineté américaine sur le canal de Panamá (1977), de la révolution iranienne et de la prise en otage des employés de l’ambassade des États-Unis à Téhéran, ou de l’invasion, presque au même moment, de l’Afghanistan par l’armée Rouge (décembre 1979). Rengaine des journalistes en mal d’inspiration, le « déclin américain » opère alors un retour en force. Pour les peuples du monde, ce n’est pas une catastrophe quand on se souvient que l’un des succès diplomatiques de Richard Nixon et de son secrétaire d’Etat Henry Kissinger fut le renversement et l’assassinat de Salvador Allende par Augusto Pinochet… Quoi qu’il en soit, la droite américaine, et singulièrement son courant néoconservateur, réagira à ce repli stratégique des Etats-Unis en portant Ronald Reagan à la présidence. Lequel aura su roder la formule : « Nous ne voulons pas être aimés, nous voulons être respectés. »
Dans une première étape, la déroute vietnamienne et le scandale du Watergate débouchent sur l’examen, souvent acerbe, des pratiques diplomatiques et militaires américaines, le dévoilement des usages crapoteux des services secrets et une crise de confiance frappant de plein fouet quelques-unes des institutions les plus respectées du pays, en particulier sa présidence impériale, née avec la guerre froide, et son armée. Mais, à plus long terme, le fiasco indochinois contribue à la thématique anti-État des républicains, alors même qu’ils se sont montrés encore plus va-t-en-guerre que leurs adversaires. Les mensonges de la présidence et les crimes de la CIA confortent assurément un mouvement de protestation radical ancré à gauche, loin du parti démocrate, mais il favorise aussi et surtout le cynisme de l’opinion à l’égard de la puissance publique et du pouvoir, la culture du narcissisme et de l’individualisme de la « me generation ».
Quant au scandale du Watergate à proprement parler, bien que provoqué par un président républicain, il ancre lui aussi dans le pays une perte de confiance dans l’intégrité des gouvernants. Et, par conséquent, se révèle être dans les années qui suivent un handicap pour le parti démocrate, qui paie son association à la notion d’un État activiste. En 1964, 76 % de la population faisaient « confiance aux autorités publiques pour faire ce qui est juste la plupart du temps » ; en 1980, la proportion n’est plus que de 25 %. Or un tel désenchantement durera beaucoup plus longtemps que l’isolationnisme diplomatique qui l’accompagne au départ, et dont la crise pétrolière, la révolution iranienne et la « chute » d’une dizaine de « dominos » dans l’escarcelle soviétique auront raison.
Est-il vraiment nécessaire d’ajouter que la Maison Blanche a continué à « mentir » aux Américains, souvent avec l’aide empressée des journalistes qui devaient pourtant s’installer dans le rôle de contre-pouvoir campé pour eux par Bob Woodward et Carl Bernstein ? Dès l’élection de Ronald Reagan en novembre 1980, cette espérance démocratique n’est plus que fariboles, et on observe au contraire une confusion presque totale entre la communication présidentielle et le commentaire politique ordinaire de la presse (2). L’absence de recul sera encore plus observable en période de crise internationale, les guerres d’Afghanistan et d’Irak en fournissant des exemples récents qu’aucune caricature n’est susceptible d’excéder. Quant aux écoutes téléphoniques et à la présidence impériale, Richard Nixon n’aurait sans doute jamais rêvé de pouvoir aussitôt connaître le contenu précis des conversations de la plupart des chefs d’Etat et de gouvernement étrangers, y compris ceux d’alliés des Etats-Unis comme l’Allemagne. Et il aurait assurément apprécié de pouvoir désigner chaque jour sur une liste les adversaires de son pays, afin qu’un drone se charge ensuite de les assassiner, sans que la chose suscite désormais de commentaire particulier.
En somme, l’anniversaire du Watergate a surtout pour avantage de rappeler aux Américains ce qui les indignait il y a quarante ans et qui provoqua de leur part des mobilisations qui transformèrent leur pays, souvent positivement (3) — mais aussi tout ce à quoi ils se sont résignés depuis.
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